Flotteurs de bois : l’origine de la logistique

Après un long trajet sur l’autoroute, nous nous trouvons dans le nord de la Forêt-Noire, sur un chemin de terre. Notre GPS nous a guidés vers la Wasserstube de Monhardt. Mais à part la forêt, un soupçon de fumée dans l’air pur de la Forêt-Noire et le murmure lointain d’un ruisseau – rien. Pas de panneaux, pas de bâtiments, pas de gens.

J’appelle Martin Spreng, dont nous avons noté le numéro par précaution. Il décroche immédiatement et décrit patiemment le chemin : “Descendre le sentier, en direction de l’eau, puis longer le ruisseau à gauche. C’est là que je vous attendrai”. Sa voix est amusée – apparemment, il est habitué à ce que les visiteurs ne trouvent pas tout de suite la “Wasserstube”.

Die Monhardter Wasserstube war bis zum Ende des 19.Jahrhunders ein bedeutender Holz-Umschlagplatz für die Flößerei. Jetzt ist sie für Anschauungszwecke nach Originalplänen wieder aufgebaut worden  / © Foto: Georg Berg
Jusqu’à la fin du 19e siècle, la Wasserstube de Monhardt était un lieu de transbordement important pour le flottage du bois. Elle a été reconstruite d’après les plans originaux à des fins de démonstration / © Photo : Georg Berg

Cinq minutes plus tard, nous nous trouvons devant un ouvrage qui enjambe le ruisseau : Des treuils à chaîne, des portes d’écluses, devant une surface d’eau peu profonde. Martin Spreng, président de l’Association allemande de flottage de bois, nous attend avec ses typiques bottes de marche à la hanche. Ce que nous allons découvrir au cours des prochaines heures est un voyage dans le temps – dans un monde qui a disparu il y a seulement un siècle, mais qui donne l’impression de venir d’un autre millénaire. Un monde où les rivières étaient les voies ferrées de l’Europe et le bois le pétrole de l’époque.

Flößer Martin Spreng erklärt an einer Schautafel, wie ein typisches Nagold-Floß aufgebaut war / © Foto: Georg Berg
Le flotteur Martin Spreng explique sur un panneau d’exposition comment était construit un radeau typique de la Nagold / © Photo : Georg Berg

Amsterdam se passionne pour les sapins de la Forêt-Noire

La puissance économique néerlandaise du 17e siècle devait une grande partie de sa force au sapin de la Forêt-Noire. Amsterdam, construite sur un sol marécageux, repose sur des millions de pilotis en bois. Le palais royal repose à lui seul sur 13 000 pieux de la Forêt-Noire. Le flottage du bois assurait l’approvisionnement en bois et posait ainsi les bases de l’âge d’or des Pays-Bas.

Chaque année, des ouvriers coupaient des dizaines de milliers de troncs dans la Forêt-Noire et les conduisaient sur un itinéraire de 800 kilomètres par de petites rivières comme la Nagold jusqu’au Rhin. De là, de grands radeaux transportaient le bois jusqu’à Rotterdam. Ce voyage durait des mois et exigeait un savoir-faire artisanal, des compétences commerciales et un talent d’organisation.

Flößer Martin Spreng vor einer Holländertanne.  Im Schwarzwald wurden speziell lange, gerade Tannen für den niederländischen Schiffbau geschlagen / © Foto: Georg Berg
Martin Spreng, flotteur de bois, devant une barque hollandaise. En Forêt-Noire, des sapins spécialement longs et droits étaient abattus pour la construction navale néerlandaise / © Photo : Georg Berg

“Les sapins hollandais étaient particulièrement recherchés”, explique Martin Spreng devant un imposant tronc d’arbre. ” Ils devaient mesurer 30 à 40 mètres de long, ne pas avoir de nœuds et être droits comme des piquets – l’idéal pour les mâts de bateaux et les chevrons. ” Ce bois était le matériau high-tech de l’époque.

Mais dans la construction navale traditionnelle, le bois courbé jouait également un rôle important. Avec ses fibres, il suivait la courbure naturelle et convenait parfaitement aux membrures qui déterminaient la forme et la stabilité de la coque d’un bateau. Spreng nous montre des gabarits en bois que les forestiers utilisaient en forêt pour choisir les arbres appropriés. Le bois courbé, généralement du chêne, était jusqu’à dix fois plus cher que le bois droit et était chargé en plus sur les radeaux en tant qu’oblast.

Flößer Martin Sprang zeigt Konstruktionszeichnungen, die im Wald zur Auswahl der Bäume verwendet werden konnten / © Foto: Georg Berg
Flößer Martin Sprang zeigt Konstruktionszeichnungen, die im Wald zur Auswahl der Bäume verwendet werden konnten / © Foto: Georg Berg


Le flotteur Martin Sprang montre des dessins de construction qui pouvaient être utilisés dans la forêt pour choisir les arbres / © Photos : Georg Berg

Wasserstube – Les écluses du Moyen Âge

L’art de l’ingénierie des flotteurs devient palpable à la Wasserstube de Monhardt. Ces bassins artificiels servaient à la fois de chantier naval et d’écluse. Dans l’eau jusqu’aux genoux, les ouvriers liaient plusieurs troncs d’arbres pour former un assemblage appelé esturgeon. Ils alignaient plusieurs estampes comme des wagons et formaient ainsi des radeaux qui pouvaient atteindre 286 mètres de long.

“Lorsque le radeau était prêt, nous retenions l’eau”, explique Spreng sur le pont de l’écluse. “Ensuite, nous ouvrions le barrage avec les treuils à chaîne et le radeau dérivait jusqu’à la prochaine station d’eau, souvent à plusieurs kilomètres de là. Quatre flotteurs pouvaient ainsi manœuvrer jusqu’à 200 mètres cubes de bois – l’équivalent de 40 gros chargements de camion”.

Des membres de la Flößerzunft Oberes Nagoldtal entreprennent en 2008 un voyage sur un radeau qu’ils ont eux-mêmes construit / © Photo : Christian Schlager
Des membres de la Flößerzunft Oberes Nagoldtal entreprennent en 2008 un voyage sur un radeau qu’ils ont eux-mêmes construit / © Photo : Christian Schlager

Le barrage hydraulique de Monhardt a été en service de 1640 à 1911, puis il est tombé en ruine et a été reconstruit en 1986 selon les plans d’origine. Aujourd’hui, le barrage et ses massifs treuils à chaîne sont à nouveau entièrement fonctionnels.

Un moyen de transport qui se consume lui-même

Spreng nous montre un morceau de poutre érodée qu’il a trouvé dans les décombres d’une maison à colombages démolie. Il montre du doigt un trou rond dans le bois. “C’est un trou de Wieden. Cette poutre faisait partie d’un radeau. Elle a été transportée sur des centaines de kilomètres avant d’être démontée et montée”.

Das Wiedenloch ist eine Öffnung im Holz, durch die die gedrehten Holzseile (Wieden) als Bindemittel gezogen wurden. Es ist ein historisches Merkmal, das auf die Verwendung von Flößerholz und die technische Praxis des Holzverbindens im Rahmen der Flößerei hinweist / © Foto: Georg Berg
Le “Wiedenloch” est une ouverture dans le bois à travers laquelle les cordes de bois torsadées (Wieden) étaient tirées pour servir de liant. C’est une caractéristique historique qui indique l’utilisation de bois de flottage et la pratique technique de l’assemblage du bois dans le cadre du flottage / © Photo : Georg Berg

Une idée fascinante : le radeau n’était pas un moyen de transport au sens classique du terme, mais la cargaison elle-même. Les flotteurs faisaient de la marchandise un véhicule. “Tu ne construis pas un bateau qui repart à vide”, explique Spreng. “Tu attaches la marchandise de manière à ce qu’elle te porte. A l’arrivée, le radeau est démonté et vendu”.

Wieden – la force qui relie tout

“La vie d’un flotteur dépend de la Wiede”, dit Spreng en brandissant l’une de ces cordes en bois. Ce qui ressemble à un bâton tordu était un produit high-tech de son époque. Les berceaux, fabriqués en bois de sapin ou de noisetier, maintenaient solidement les troncs de plusieurs tonnes.

Flößer Martin Spreng beim Wiedendrehen. Das gedrehte Material, die Wiede, wird zu Ringen verschlungen und später zum Binden der Flöße verwendet. Für ein großes Floß werden oft mehrere hundert Wieden benötigt / © Foto: Georg Berg
Martin Spreng, flotteur, en train de tordre un berceau. Le matériau tourné, le berceau, est entrelacé en anneaux et utilisé plus tard pour attacher les radeaux. Plusieurs centaines de berceaux sont souvent nécessaires pour un grand radeau / © Photo : Georg Berg

La fabrication était laborieuse. Les ouvriers faisaient tremper de minces troncs dans l’eau pendant des jours, les chauffaient dans un four à pain et les tendaient dans un établi. Ils tordaient les fibres à l’aide d’une barre de torsion jusqu’à ce qu’une structure en spirale apparaisse. “Résistante à l’eau, durable et supérieure à toutes les autres cordes”, dit fièrement Spreng. Après le rafting, on faisait sécher les berceaux et on les utilisait comme torches.

Das heiße Tannenstämmchen ist in einem sogenannten Wiedstock eingespannt. Dort wird es mit einer Drehstange gedreht, wodurch sich die Holzfasern voneinander lösen und eine Art Holzseil entsteht / © Foto: Georg Berg
Le tronc de sapin chaud est fixé dans un “berceau”. Il y est tourné à l’aide d’une barre rotative, ce qui permet aux fibres de bois de se détacher les unes des autres et de former une sorte de corde en bois / © Photo : Georg Berg

Les bottes à crampons – symbole d’un métier difficile

Spreng porte des bottes à tige haute typiques. “Les bottes à crampons font partie de l’équipement de base de tout flotteur”, explique-t-il. “Celui qui passe des heures dans l’eau glacée a besoin des meilleures bottes”. L’équipement des flotteurs était bien pensé, le métier dangereux. Les noyades, l’hypothermie et les écrasements étaient fréquents. Les guildes de flotteurs géraient des caisses de veuvage.

Flößer Martin Spreng zeigt seine hüfthohen Schaftstiefel. Krempstiefel sind Teil der typischen Ausrüstung der Flößer und ein wichtiges Symbol für den Beruf des Flößers. Sie bieten Wasserschutz, Wärme, Stabilität und Sicherheit / © Foto: Georg Berg
Le flotteur Martin Spreng montre ses bottes à crampons qui lui arrivent aux hanches. Les bottes à crampons font partie de l’équipement typique des flotteurs et sont un symbole important de la profession de flotteur. Elles offrent protection contre l’eau, chaleur, stabilité et sécurité / © Photo : Georg Berg

De l’importance systémique au patrimoine culturel

Avec le développement du chemin de fer, le flottage de bois a rapidement perdu de son importance au 19e siècle. Ce qui était autrefois indispensable à l’économie européenne est devenu obsolète en l’espace de quelques décennies. Le dernier grand radeau descendit la Nagold en 1911.

Aujourd’hui, en se promenant dans le nord de la Forêt-Noire, on découvre partout des traces du flottage : de magnifiques maisons à colombages, de vieux barrages, des gargotes en ruine. Des noms de lieux comme Floßhafen ou Flößersteig rappellent le passé. Dans les archives, des livres avec des signes en bois montrent avec quelle précision le flottage était organisé – un système logistique avec des contrats, des assurances et des contrôles de qualité.

Martin Spreng in Altensteig auf einer Brücke über den Fluss Nagold.  / © Foto: Georg Berg
Martin Spreng à Altensteig sur un pont traversant la rivière Nagold / © Photo : Georg Berg

Aujourd’hui, le flottage de bois a une valeur culturelle. En 2022, l’UNESCO l’a reconnu comme patrimoine culturel immatériel. Martin Spreng et des collègues d’Europe se sont engagés en ce sens. “C’était un moment important”, dit Spreng. “Une reconnaissance que cet artisanat doit être préservé”.

La Flößerzunft Oberes Nagoldtal compte 30 membres qui entretiennent la Wasserstube, font des démonstrations de l’artisanat et construisent encore eux-mêmes des radeaux – dernièrement lors de la Journée allemande des flotteurs de bois à Magdebourg.

Festwagen der Flößerzunft Oberes Nagoldtal mit einem echten Floß auf der Ladefläche des Anhängers / © Foto: Georg Berg
Char de la Flößerzunft Oberes Nagoldtal avec un véritable radeau sur le plateau de la remorque / © Photo : Georg Berg

Comment trois traditions de la Forêt-Noire sont liées

Le déboisement à grande échelle pour le flottage a laissé des traces qui ont largement dépassé le cadre de la sylviculture. Là où se trouvaient autrefois des forêts de sapins denses, des pâturages ouverts ont vu le jour, idéaux pour l’élevage de moutons, qui est devenu un secteur économique important. Dans le même temps, les myrtilles se sont répandues sur les terres dénudées, donnant naissance à une tradition qui caractérise encore aujourd’hui la Forêt-Noire. Ainsi, un système logistique qui approvisionnait l’Europe en bois a entraîné un changement complet de la végétation et créé de nouveaux paysages culturels. L’histoire du flottage, de la culture des myrtilles et de l’élevage ovin sont indissociables : trois facettes d’une région en mutation.

Le flottage de bois aujourd’hui – De la Finlande à l’île de Vancouver

Le flottage de bois continue à vivre. “En Finlande et en Russie, on pratique encore le flottage à des fins commerciales”, explique Spreng. Sur la côte ouest du Canada, des radeaux transportent d’énormes quantités de bois à travers la mer. Les tempêtes les déchirent parfois et les troncs s’échouent sur des côtes désertes. Une preuve que ce principe ancestral fonctionne aussi au 21e siècle – là où il n’y a pas d’alternative.

Treibholz am Mussle Beach auf Vancouver Island. Diese Stämme sind kanadischen Flößern im Pazific verloren gegangen / © Foto: Georg Berg
Bois flotté sur la plage de Mussle sur l’île de Vancouver. Ces troncs ont été perdus par des flotteurs canadiens dans le Pacifique / © Photo : Georg Berg

Le voyage de recherche a été soutenu par Schwarzwald Tourismus

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